Feuilles d’automne (4, 5 et 6)

L’automne est là, avec son vent qui fait frémir et ses couleurs qui adoucissent les paysages. Et cette année, il sera introduit à l’écosystème Connect Institute par des feuilles particulières, pleines de vie et d’idées à méditer. Des feuilles qui vous feront goûter à la quintessence d’œuvres de poètes, d’écrivains ou encore d’intellectuels. Feuilles d’automne est le dernier écrit de Taha Balafrej, fondateur de Connect Institute. Au nombre de 21, vous en découvrirez chaque semaine 3 feuilles sur cette newsletter. Prenez de quoi noter, installez vous confortablement, et laissez vous emporter par les pérégrinations intellectuelles d’un esprit original, avec en toile de fond le développement de la jeunesse marocaine.


4 Ce que moi, libre et autonome, je peux, les autres le peuvent-ils? Les autres n’ont pas forcément la chance que m’a offert la vie.
Comment un pays peut-il progresser sur la voie des libertés, de la stabilité, sans offrir les mêmes chances pour tous ? En ignorant l’ignorance qui l’assaille ? Comment un peuple peut-il aspirer à la dignité s’il est formé seulement pour l’imitation et la consommation au détriment de la créativité et l’autonomie ?

L’écrivain Japonais Haruki Murakami, évoqué feuille 9, dans son livre intitulé La fin des temps, explique les séquences de conduite de toute activité telles que j’ai eu toujours en tête de mener les miennes : « Quand les gens essaient d’accomplir quelque chose, ils pensent tout naturellement à trois points : qu’est-ce que j’ai mené à bien jusqu’à maintenant ? Dans quelle position est-ce que je me trouve actuellement ? Qu’est-ce qui me reste à faire à partir de maintenant ? Si on enlève à quelqu’un les réponses à ces trois points essentiels, il ne reste plus que la peur, le manque de confiance en soi, et un sentiment d’extrême fatigue. »

Peur. Manque de confiance. Fatigue. Le cercle infernal. Je lis puis je me réfugie dans l’écriture, le gribouillage. Comme depuis tout petit.
Des habitudes que j’aimerais partager. Je me bats pour cela. Parmi mes combats, celui-là est le plus motivant, le plus à contre-courant.

Politique. Economie. Il en faut bien sûr. Des décideurs, des entrepreneurs, il en faut bien sûr. Mais le sens de tout cela, où est-il ?
Je me répète.
Ce sentiment d’impuissance. Ces phrases, ces questions, je les ai prononcées, écrites des millions de fois. Vais-je me lasser ? Que, (comment), faire pour que la jeunesse reprenne langue avec le rêve, avec la culture ? Et dans quelle langue ?

5 Le 22 novembre 2016, le journal Le Monde publiait, sous le titre L’école algérienne entre incompétence et obscurantisme, une tribune signée par un collectif d’intellectuels algériens qui dénoncent l’appauvrissement et la « néo-salafisation » de la langue arabe dans la société.
En voici un extrait : « la langue arabe classique n’a rien de sacré et n’a nul besoin d’être sacralisée pour être appréciée et aimée. La langue technique caractéristique du Coran, avant d’être le support de la parole d’Allah, fut celle des poètes rhéteurs, des orateurs, des devins et des prêtres du paganisme arabe. »

La langue conditionne l’éducation, l’école. Le collectif n’y va pas par quatre chemins :
« Maintenant, la médiocrité de l’école algérienne est bien là, et nul ne peut la contester. Elle a mutilé des générations d’élèves. Comment, dans ces conditions, exprimer une quelconque pensée si l’on ne maîtrise pas parfaitement la langue dans laquelle on a étudié pendant dix, quinze, voire vingt ans ! Comment aimer son pays et cimenter durablement sa communauté de destin si personne ne connaît son Histoire ? Comment s’ouvrir au monde si l’on reste monolingue ? Comment s’accomplir pleinement dans son humanité et dans sa citoyenneté si l’on ne dispose d’aucun bagage culturel, si l’on n’a ni goût de la lecture ni amour de l’art ? »

A contre coeur, je ne peux m’empêcher d’observer les similarités. 
Parmi les signataires de cette tribune, qui n’a donné lieu à aucune suite, sinon on l’aurait su, Houari Touati, un historien Algérien vivant en France, et qui sait de quoi il parle. Nous y reviendrons à la feuille 13.

6 Je lis. Je me console. Je me renforce.
Les Big Data d’aujourd’hui n’ont rien inventé. Je ne sais par quel algorithme, je suis amené, tout seul, à trouver dans mes lectures, des mots, des phrases, des paragraphes, qui résonnent en moi, qui me motivent, qui me confirment dans ma volonté de persévérer.

Je lis et puis les zones d’ombre s’illuminent. Je lis, j’éprouve du plaisir et l’envie de partager ce plaisir et puis revient l’éternelle question déjà exprimée plus haut. Je trouve écho chez Eva Illouz, dans Pourquoi lire, et ces propos : « j’ai abordé les livres comme une façon de faire l’apprentissage des valeurs et des vertus qui peuplent le monde ; et finalement comme un moyen de saisir quelques bribes d’un monde énigmatique … une tentative de lever l’épais brouillard pesant sur un monde que je ne comprends toujours qu’imparfaitement. »

Comment diffuser le plus largement possible ce genre de raisonnement, cette logique millénaire implacable ? Comment faire valoir cet outil précieux auprès de ces jeunes destinés à fabriquer l’avenir commun ?

Non rien n’est tout beau ni tout moche. Le discernement. Voilà ce qu’il faut. Cet été j’ai aussi lu Education européenne, de Roman Gary. Excellent. J’en tire cette tirade : « L’Europe a toujours eu les meilleures et les plus belles Universités du monde. C’est là que sont nées nos plus belles idées, celles qui ont inspiré nos plus grandes œuvres : les notions de liberté, de dignité humaine, de fraternité. Les Universités européennes ont été le berceau de la civilisation. Mais il y a aussi une autre éducation européenne, celle que nous recevons en ce moment : les pelotons d’exécution, l’esclavage, la torture, le viol – la destruction de tout ce qui rend la vie belle. C’est l’heure des ténèbres. »