L’automne est là, avec son vent qui fait frémir et ses couleurs qui adoucissent les paysages. Et cette année, il sera introduit à l’écosystème Connect Institute par des feuilles particulières, pleines de vie et d’idées à méditer. Des feuilles qui vous feront goûter à la quintessence d’œuvres de poètes, d’écrivains ou encore d’intellectuels. Feuilles d’automne est le dernier écrit de Taha Balafrej, fondateur de Connect Institute. Au nombre de 21, vous en découvrirez chaque semaine 3 feuilles sur cette newsletter. Prenez de quoi noter, installez vous confortablement, et laissez vous emporter par les pérégrinations intellectuelles d’un esprit original, avec en toile de fond le développement de la jeunesse marocaine.
1 Et voilà l’automne qui arrive. Qu’ai-je fait de mon été ? Ce deuxième été étouffé du fait de ce virus qui n’en finit pas de muter.
Confiné, cloîtré, j’en profite pour rattraper mes retards de lecture. Je n’y arrive pas comme je souhaiterais. J’en ai presque honte. Je m’en veux. En automne, les feuilles tombent des arbres. A la fin de cet été, les feuilles de mes livres ne cessent de me rappeler.
Je veux écrire. Trouver un lien conducteur entre mes lectures et mes activités. Je consulte les passages numériques surlignés ou les paragraphes imprimés marqués au crayon et je me réjouis. Tout est déjà clair. Belle cueillette pleine de vitamines pour les neurones, de fruits que je tiens à partager.
A part lire et réfléchir pour écrire, que fais-je d’autre ? Quelques sorties, parfois. Quelques marches et balades en montagne dans l’arrière pays. Une région si pauvre qui, pourtant, mériterait d’être riche. Et je me souviens du conseil du poète Autrichien Rainer Maria Rilke en 1903 : « Si votre quotidien vous paraît pauvre, ne l’accusez pas. Accusez-vous vous-même de ne pas être assez poète pour appeler à vous ses richesses. »
Des randonnées pour admirer les fractures béantes géologiques qui dessinent le beau paysage. Un paysage qui cache mal, malheureusement, les fractures sociales qui se lisent sur les visages.
2 Je lis et je ne fais rien d’autre, à part bien sûr mes passages réguliers dans mon deuxième chez moi, mon institut, où je rencontre les jeunes qui veulent bien encore faire des efforts. A chaque fois, de ces rencontres naît un sentiment mitigé. D’abord, la satisfaction et la fierté de voir quelques uns progresser, s’intéresser à leur destin. Et puis tout de suite, la déception et la frustration d’en voir d’autres céder aux sirènes de l’oisiveté et de l’attentisme, confiant leur avenir à l’inconnu, pourtant si connu.
Je lis et je réfléchis au rêve que je porte depuis si longtemps. Un rêve devenu grand et que je ne peux plus porter seul.
Il m’absorbe. Il m’isole. Il me pèse.
Je me demande combien de personnes peuvent m’aider à le porter. Combien de personnes comprennent réellement ? Pour combien de temps ?
Dans un pays où le maître-mot est debber. Le sens originel de ce mot était gérer. Aujourd’hui, c’est devenu trafiquer, s’arranger, tricher, se trouver une planque. Dans le hit-parade du vocabulaire vernaculaire, juste après ce mot, vient le verbe sellek. On pourrait penser que l’origine de ce mot vient de soulouk, c’est à dire comportement, ou silk, c’est à dire cycle, ou fil. Ou peut- être du verbe salaka, c’est à dire cheminer. Non, sellek aujourd’hui veut dire dépanner, faire semblant, faire comme tout le monde, s’adapter.
3 Le langage veut tout dire des mentalités. Il suffit de bien écouter. Le langage est fait de mots, de paroles. Mais où se trouvent les mots ?
Les mots se trouvent dans les livres, depuis la nuit des temps.
Quand les livres ne prononcent plus leurs mots. Quand les mots des livres ne vont plus vers les yeux, quand les ouvrages sont bannis du paysage. Où trouver les mots ?
Que fait-on ? Le vide est comblé par ce qui existe, ce qui se pratique, ce qui circule contagieusement. La mauvaise monnaie chasse la bonne. Et c’est là qu’arrivent les mots debber, sellek, qui n’engagent en rien. Qui déresponsabilisent. Qui tuent l’ambition.
Changer tout cela ? Un rêve. Une utopie. Une folie.
Il faudrait d’abord bien montrer le mal. Et bien dire et répéter que le mal est puissant, profond, qu’il s’aggrave de jour en jour. Qui glisse insidieusement dans les têtes.
Et puis dire et répéter que ce n’est pas facile.
Et puis, répéter que cela nécessite de renoncer aux habitudes d’une vie ordinaire pour se consacrer à ce sacerdoce. Car il faut le dire, c’est de cela qu’il s’agit. Rien de moins. Ne pas administrer. Ne pas gérer. Mais insuffler une âme. Inspirer un esprit. Montrer une voie. Revivifier la capacité de rêver. Rappeler que tu peux faire. Oui tu as l’intelligence qu’il faut. Il te manque la volonté. Une citation ? Puisée, pas dans Google, mais dans un livre. Le maître ignorant – Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle de Jacques Rancière : « L’homme est une volonté servie par une intelligence.»