Feuilles d’hiver (12, 13 et 14)

12. Annie Ernaux, fine observatrice de la France de la deuxième moitié du XXe siècle, ses moeurs, ses personnages politiques, ses interrogations, ses avancées, ses doutes. En particulier, comment cette écrivaine, l’une des plus populaires, traque la place de la religion dans la société. Elle témoigne : « La religion catholique s’était effacée sans tapage du cadre de la vie. Les familles n’en transmettaient plus la connaissance ni l’usage. En dehors de quelques rites, on n’avait plus besoin d’elle comme signe de respectabilité. Comme si elle avait trop servi, usée par des milliards de prières, de messes et de processions, durant deux millénaires … » Puis sur la relation entre la religion, la femme et le sexe : « L’Église ne terrorisait plus l’imaginaire des adolescents pubères, elle ne réglementait plus les échanges sexuels et le ventre des femmes était sorti de son emprise. En perdant son champ d’action principal, le sexe, elle avait tout perdu. »

Locke, le penseur anglais, écrivait déjà en 1689, dans sa Lettre sur la tolérance : « je crois qu’il est d’une nécessité absolue de distinguer ici, avec toute l’exactitude possible, ce qui regarde le gouvernement civil, de ce qui appartient à la religion, et de marquer les justes bornes qui séparent les droits de l’un et ceux de l’autre. Sans cela, il n’y aura jamais de fin aux disputes qui s’élèveront entre ceux qui s’intéressent, ou qui prétendent s’intéresser, d’un côté au salut des âmes, et de l’autre au bien de l’État. »

Cet hiver, j’ai aussi feuilleté un livre sur L’Eglise chrétienne du Maroc de 1221 à 1790. Dans lequel je découvre qu’a été enterrée à Tanger, en l’an 345, Aurélia Sabina, servante du Christ. J’ai aussi feuilleté les Confessions de Saint Augustin, ce nord-africain, passé à l’âge de 32 ans de la débauche à la rencontre de Dieu, quatre siècles après la venue du christianisme. J’ai parcouru rapidement le livre Les derniers jours de Muhammad de Cela Ouardi.

13. Par contre, j’ai lu attentivement le livre Comme nous existons de Kaoutar Harchi, écrivaine française, fille d’immigrés algériens, qui comme Annie Ernaux, fait partie de ceux qu’on appelle transfuges de classes. Dans ce livre, j’ai souligné ce passage où l’on voit le lien entre l’écriture et la tendresse qu’elle ressent envers ses parents Hania et Mohamed : « J’eus cette prédisposition à rédiger que le collège révéla, qui s’amplifia au lycée, que l’université confirma. Je savais construire des phrases, les assembler. Je veillais à ce que ce fût du français, du bon français et, avec le temps, un français soutenu, élégant … Et au bout de ma honte, la honte d’être une fille qui pensait à écrire, je me figurais leur fierté de voir ce que j’avais fait de leur nom. Je me disais : ils verront où je l’ai porté, placé, en haut d’une couverture, visiblement. Et peut-être alors que cela compterait, vaudrait l’argent qui manquait. Certes, le manque ne serait pas pleinement comblé, mais, tout de même, cela viendrait prouver que rien dans la vie de Hania et de Mohamed ne fut fait vainement. »

Et puis encore : « l’écriture ne ferait de mal à personne, qu’elle ne m’enlèverait pas mes parents, qu’au contraire l’écriture me les rendrait plus encore par le renforcement du lien intime qui nous unissait. Je me convainquais que la peine ressentie, née de l’effort d’écrire, serait bientôt balayée par ce formidable sentiment de revanche, et même de vengeance – venger ma race – que l’acte d’écrire me permettrait d’accomplir. »

14. Dans Les années, Ernaux me donne des arguments dans notre plaidoyer en faveur de la rénovation du système scolaire. « Publique, privée, l’école se ressemblait, lieu de transmission d’un savoir immuable dans le silence, l’ordre et le respect des hiérarchies, la soumission absolue : porter une blouse, se mettre en rang à la cloche, se lever à l’entrée de la directrice mais non d’une surveillante, se munir de cahiers, plumes et crayons réglementaires, ne pas répondre aux observations, ne pas mettre en hiver un pantalon sans une jupe par-dessus. Le droit de poser des questions n’appartenait qu’aux professeurs. Si l’on ne comprenait pas un mot ou une explication, c’était notre faute. On était fiers comme d’un privilège d’être contraints à des règles strictes et à l’enfermement. »