Feuilles d’hiver (3, 4 et 5)

3. Et voici l’hiver. Dans le jardin de notre institut, la vigne et le grenadier sont dénudés. Les palmiers offrent aux oiseaux leur ration quotidienne de dattes. Nos deux arganiers s’accrochent.

Mais est-ce vraiment un hiver ? Cette saison du repli, de transition entre deux années, en temps de dérèglement climatique, que devient-elle ?
Où est passée la pluie ? Les rues lavées, l’air purifié, les visages rassérénés, les parapluies déployés ? A chaque fois que je visite l’Europe en hiver, je me dis que, peut-être, si nous avions des hivers comme les leurs nous aurions des rues plus propres. Les voitures auraient besoin de passer moins souvent au lavage. Il y aurait peut-être moins de garages qui se transforment à tous les coins de rues en lieux de lavage des voitures. Ces garages serviraient peut-être à autre chose de plus utile aux gens.

Sommes-nous en train de devenir un pays où il ne pleut pas ? Dans mon oreille, retentit la chanson du grand belge Jacques Brel : « je t’offrirai des perles de pluie venues du pays où il ne pleut pas … »
La pluie ? Je pense à ceux qui viennent de naître. Naître sans savoir ce qu’est la pluie, des mois entiers sans avoir l’occasion de voir la pluie, est-ce vraiment naître ? N’être qu’un humain de sécheresse, est-ce juste de naître ?
Que leur laisserions-nous comme parade à ce qui est maintenant de plus en plus de l’ordre de l’inévitable ?

4. Allons-nous devenir des exportateurs de sable ? Et je pense à cette découverte de la NASA. Ces vents partis du désert saharien qui emportent vers l’ouest, survolant l’Atlantique, les souffles chargés de fossiles des mers, avant d’être asséchées, qui inondaient ce vaste désert, des millions d’années plus tôt. Ces particules portées par ces vents qui ont atterri sur le continent de l’Amérique du sud et qui ont fécondé le sol pour donner la plus vaste forêt du monde :
l’Amazonie.
L’Amazonie, la fille du Sahara, poumon de la planète. Un transfert intercontinental à travers la poussière. De l’Afrique vers l’Amérique. Bien avant les phosphates et les engrais. Très longtemps avant les êtres humains et l’esclavagisme. L’Amazonie, logée en grande partie dans ce vaste pays qu’est le Brésil « importateur » de 4,5 millions d’africains, pour travailler la terre, le sucre et le reste.
La forêt amazonienne de laquelle provient 49% de la pâte à papier importée en France pour faire des livres. Les arbres et les livres, une vieille complicité. Aux Etats-Unis plus de 600 000 tonnes de papier sont utilisées chaque année pour fabriquer des livres. Ce sont donc quelques 30 millions d’arbres qui sont mis à contribution chaque année pour satisfaire le désir du lecteur américain.

Dans une autre vie, je plaidais pour la plantation des arbres pour absorber le carbone qui envahit l’atmosphère et prendre soin de notre planète, du climat.
Mais les forêts servent aussi à prolonger la vie du livre imprimé. Le livre qui livre une nouvelle bataille, contre un adversaire nouvellement apparu. Après les menaces déjouées de la radio, du cinéma, de la télévision, le tour est venu du livre numérique.

5. Dans le livre cité plus haut, Umberto Eco tranche : « Ou bien le livre demeurera le support de la lecture, ou bien il existera quelque chose qui ressemblera à ce que le livre n’a jamais cessé d’être, même avant l’invention de l’imprimerie. Les variations autour de l’objet livre n’en ont pas modifié la fonction, ni la syntaxe, depuis plus de cinq cents ans. Le livre est comme la cuillère, le marteau, la roue ou le ciseau. Une fois que vous les avez inventés, vous ne pouvez pas faire mieux. Vous ne pouvez pas faire une cuillère qui soit mieux qu’une cuillère … Le livre a fait ses preuves et on ne voit pas comment, pour le même usage, nous pourrions faire mieux que le livre. »
Jean-Claude Carrière n’y va pas de main morte : « Elle est terrible, la lamentation de ces mourants qui constatent que leur heure dernière est venue et qu’ils n’ont pas encore lu Proust. »

Proust est considéré comme l’un des écrivains qui ont le plus écrit de pages. Savait-il que mille ans avant lui, Tabari écrivait 40 pages (en papier) par jour durant 40 ans. Faites le calcul …