Feuilles d’hiver (9, 10 et 11)

09. Où sont passées les pluies qui font les grosses boues ? Qui nous rendaient tristes, nous les enfants des temps des pluies, qui nous empêchaient de jouer nos parties de ballon sur nos terrains improvisés. Me revient le souvenir de la colère de ma mère quand elle m’a vu rentrer à la maison, en retard, alors que le bon repas refroidissait, et, par dessus le marché, les vêtements maculés de boue. Je lui en ai voulu de ne pas me comprendre, ne pas saisir cette envie de m’amuser, moi qui étais sérieux à l’école et ailleurs, qui ne lui arrivait que très rarement d’enfreindre les règles. J’avais pourtant essayé de jouer prudemment pour rester propre, puis l’enthousiasme et la rage de gagner, me faisaient oublier tout cela, me poussant à me vautrer dans la boue, à la poursuite du ballon glissant, jusqu’à oublier le repas, les règles, la propreté et l’éventuelle mais très probable colère maternelle. 

Me vient alors cet épisode décrit par Albert Cohen dans son ouvrage attendrissant Le livre de ma mère : « Je fus méchant avec elle, une fois, et elle ne le méritait pas. Cruauté des fils. Cruauté de cette absurde scène que je fis. Et pourquoi ? Parce que, inquiète de ne pas me voir rentrer, ne pouvant jamais s’endormir avant que son fils fût rentré, elle avait téléphoné, à quatre heures du matin, à mes mondains inviteurs qui ne la valaient certes pas. Elle avait téléphoné pour être rassurée, pour être sûre que rien de mal ne m’était arrivé. De retour chez moi, je lui avais fait cette affreuse scène. » 
A la différence que, moi, ma mère, je ne lui avais pas fait de scène ! Elle n’avait pas le téléphone et même si elle l’avait à qui pouvait-elle téléphoner ?

10. Le téléphone, ce maudit instrument. Dans Le Côté de Guermantes, Marcel Proust en 1921, nous fait remonter l’usage de cet instrument à ces débuts : « Puis je parlai et après quelques instants de silence, tout d’un coup j’entendis cette voix que je croyais à tort connaître si bien, car jusque là, chaque fois que ma grand-mère avait causé avec moi, ce qu’elle me disait, je l’avais toujours suivi sur la partition ouverte de son visage où les yeux tenaient beaucoup de place, mais sa voix elle-même, je l’écoutais aujourd’hui pour la première fois. » 

Le téléphone, utile et encombrante invention. Philip Roth en parle en ces termes : « Qu’est-ce qui m’étonna le plus pendant ces premiers jours passés à arpenter la ville? La chose la plus évidente : les téléphones portables … Je me rappelais un New York où les seules personnes qu’on voyait remonter Broadway en se parlant toutes seules étaient les fous. Qu’est-ce qui s’était passé depuis dix ans pour qu’il y ait soudain tant à dire – à dire de si urgent que ça ne pouvait pas attendre ? Partout où j’allais, il y avait quelqu’un qui s’approchait de moi en parlant au téléphone. À l’intérieur des voitures, les conducteurs étaient au téléphone. Quand je prenais un taxi, le chauffeur était au téléphone. » Et de conclure : « Je ne voyais pas comment quelqu’un pouvait croire qu’il continuait à mener une existence humaine en passant la moitié de sa vie éveillée à parler au téléphone tout en déambulant. Non, ces gadgets ne promettaient pas d’être la panacée pour promouvoir la réflexion dans le grand public. »

11. Cet hiver, j’ai pris la décision de lire deux livres de Annie Ernaux. Pour réparer un oubli, une négligence. Les années et La place sont deux livres qui se lisent facilement et rapidement. J’ai aussi pris le temps de visionner les vidéos de ses passages à la télé et de ses conférences. Cela aide beaucoup à connaître l’auteur, ses réflexions, ses choix. Et je me suis mis à imaginer si Cervantès ou Al Ma’arri avaient à leur disposition des médias de ce type pour nous laisser les secrets de la fabrication de leurs oeuvres et ce qu’ils en pensent. 

Annie Ernaux, elle aussi, parle du téléphone : « De tous les objets nouveaux, le ‘téléphone mobile’ était le plus miraculeux, le plus troublant. On n’aurait jamais imaginé pouvoir un jour se promener avec un téléphone dans la poche, appeler de n’importe où n’importe quand. On trouvait étrange que des gens parlent tout seuls dans la rue, le téléphone à l’oreille. » 

Le téléphone partout, dans n’importe quelle position. J’en sais quelque chose. Ce bonhomme que j’ai aperçu en train de faire, en plaine zone urbaine, en plein jour, sans honte et sans pudeur, oui, un bonhomme accroupi derrière les buissons maigrichons, un bonhomme se croyant caché mais qui était visible, sur une terre sèche, pantalon baissé, en train de déféquer. Mais le plus amusant, le plus tragique, le bonhomme avait l’oreille collée à son téléphone mobile, oui, il en a un de téléphone, criant, à bon entendeur salut, ses misères ou ses joies ! Deux urgences se sont apparemment télescopées, deux appels concomitants, pour exposer à mes yeux ce spectacle qui dit la décadence, le déclin, la modernité parachutée. Qui dévoile l’abominable réalité qui s’impose à nous et que nous essayons d’ignorer, mais qui s’accroche à nous, qui nous demande de ne pas tourner le visage … Mais l’entendons-nous ? Il exagère ! J’entends déjà les réactions des défenseurs de la spécificité et des circonstances atténuantes. Certains diront un poisson pourrit tout le panier, mais d’autres diront un seul lampadaire éteint n’obscurcit pas toute la rue.